A cette époque, j’utilisais la ligne de bus N°1 qui m’emmenait de la gare de Dijon jusqu’à mon lieu de travail à Daix. Remontant la rue des Perrières le bus passait devant la maison où, à une autre époque, ma mère était venue habiter quelques mois avant de partir vers d’autres cieux. Tournant à droite pour monter le boulevard de l’Ouest, souvent encombré à cette heure d’entrée de bureaux, puis poursuivait par le Boulevard de Chèvre Morte avant de tourner à gauche dans la rue du Réservoir puis à droite Boulevard du Maréchal Leclerc qui se poursuivait à gauche avec la Rue de Libération… enchaînement final assez logique quand on y pense… !!
Ce matin-là j’avais élu domicile dans le siège juste derrière le chauffeur. C’est un endroit sympathique pour qui aime observer à la fois le chemin suivi par le bus et les personnes qui empruntent ce moyen de transport. Peu de monde en vérité tout au long de ce parcours et très vite je me mis à rêver. Mon regard dériva vers les maisons éparpillées le long de la route, vers les jardins qui se paraient de fleurs et de feuilles nouvelles. Arrivant au croisement des rues de la Libération et des Fassolles, le bus s’arrêta pour respecter le panneau signalétique. Je tournai la tête vers la maison située à ma gauche juste au croisement… sur deux étages, elle semblait surveiller les environs avec au rez-de-chaussée une large porte au-dessus d’une volée de 4 marches et deux grandes fenêtres de chaque côté comme deux yeux fixés sur moi. A l’étage, une seule fenêtre centrale avec des volets en bois ouverts. A cette fenêtre je vis alors une dame aux cheveux blancs avec une fleur rouge piquée dans sa chevelure au-dessus de son oreille gauche. Je la regardai, elle me regarda et soudain elle agita ses bras avec frénésie et je vis sa bouche s’ouvrir et se fermer ses yeux s’écarquiller. De sa main droite elle désigna de manière frénétique le rez-de-chaussée… le bus redémarra brutalement, comme à son habitude à cet endroit dangereux, et s’engagea dans la rue des Fassolles, j’appuyai sur la sonnette d’appel et le véhicule s’arrêta immédiatement à l’arrêt situé quelques dizaines de mètres après le croisement.
La porte s’ouvrit et je me précipitai vers le croisement et la maison. La porte du petit jardin était ouverte, jetant un coup d’œil à la fenêtre de l’étage je vis la dame qui me regardait et qui me faisait un signe de la main en m’invitant à entrer. J’allais m’adresser à elle quand elle disparut subitement et j’entendis un bruit bizarre qui résonna dans la maison. On aurait dit un coup de marteau ou une chute de quelque chose de lourd. Je gravis la volée de marches et appuyai sur la poignée, la porte était fermée mais sans doute par un verrou car la serrure se débloqua. Je reculai un peu pour voir la fenêtre de l’étage… personne en vue… je revins vers la porte et je décidai alors de briser la fenêtre de la partie supérieure de la porte… mon sac à dos contenant livres et cahiers me permis de faire littéralement exploser le verre… je me penchai à l’intérieur et aperçu sur la partie droite de la fenêtre un petit verrou qui empêchait la porte de s’ouvrir. Il céda sous mes doigts et je pénétrai dans un petit couloir qui desservait 4 portes, toutes fermées… aucun accès visible à l’étage, j’entendis alors les pleurs d’un enfant qui semblaient venir de la première porte à ma droite. J’entrai alors dans la pièce qui se révéla être la cuisine et je vis immédiatement un bébé qui pleurait dans un landau. Je m’approchai de lui et j’aperçu alors derrière le comptoir central de la cuisine le corps d’une femme. Elle était étendue sur le dos, la jambe droite bizarrement repliée sous elle, les bras écartés… ses yeux étaient fermés. Je me penchai vers elle et posai mon oreille contre sa poitrine, j’entendis battre son cœur et sa poitrine se soulevait régulièrement au rythme de sa respiration… ça puait le gaz… un des brûleurs de la gazinière était ouvert, je coupai l’arrivée et regardai autour de moi, un téléphone était accroché au mur à droite du montant… je composais le 18…
Les secours arrivèrent une quinzaine de minutes après, une éternité dit-on dans ces moments-là, je confirme cette impression… pendant ce temps-là je restai auprès de la femme étendue sur laquelle j’avais étendu une couverture trouvée sur le canapé de la pièce principale. J’avais pris le bébé dans mes bras et l’avais bercé… ses pleurs continuant je me dit qu’il avait sans doute faim… Je trouvai la solution au problème au chaud dans un petit chauffe-biberon !! bébé ne se fit pas prier et les secours me trouvèrent avec bébé en pleine tétée…
Deux gendarmes arrivèrent quelques minutes après et les questions fusèrent… êtes-vous le père ? ah bon ? alors qui êtes-vous ? comment êtes-vous entré ? des yeux inquisiteurs et méfiants se tournèrent vers moi… en quelques instants je passai de sauveur à suspect… Je leur expliquai que ma venue était due à un signal donné par une personne âgée à l’étage. Une gendarme ouvrit les portes restées fermées dans le couloir et découvrit les escaliers menant à l’étage. J’entendis ses pas lourds au-dessus de nous. Il redescendit en déclarant qu’il n’y avait personne là-haut.
A ce moment un homme entra en coup de vent, il s’annonça comme père de famille et demanda des nouvelles de sa petite famille. Il fut alors rassuré, son bébé allait bien et sa femme semblait revenir doucement à elle.
A ma demande de partir pour rejoindre mon lieu de travail, j’obtins une réponse sèche de mes interlocuteurs. La situation méritait éclaircissements avant tout espoir de liberté !! le mari commençait lui aussi à me regarder avec insistance. Je sentis la situation se tendre…
A ce moment la femme poussa un cri en réclamant son bébé… elle s’assit avec l’aide d’un pompier et expliqua qu’elle se sentait mieux. Elle leva les yeux vers son époux et lui expliqua qu’elle avait glissé en se précipitant pour fermer l’arrivée de gaz et était tombé et qu’elle ne se souvenait de plus rien après ça… non, elle était seule à ce moment-là, non elle ne me connaissait pas et oui elle me remerciait de mon secours. Un des pompiers résuma la situation en quelques mots : chute accidentelle, gazinière non sécurisée, secours providentiel… « quand ce n’est pas son heure… »
Les gendarmes, les secours, les époux se tournèrent vers moi … mais qu’en est-il de cette histoire de personne âgée à sa fenêtre ? Je leur racontai mon histoire… non il n’y a personne dans la maison, oui ils habitent ici depuis peu, à la suite du décès de la grand-mère du mari, non il n’y a VRAIMENT personne ici, jeune ou vieux…
Afin de raccourcir la discussion je leur dis avoir sans doute rêvé… l’explication ne convainc personne mais comme tout se terminait bien, ils acceptèrent de me laisser partir avec la promesse de revenir voir le bébé et de venir témoigner plus en détail à la gendarmerie toute proche en fin de journée.
Quelques semaines plus tard, je rendis la visite promise au couple et son bébé. Leurs sourires et leurs paroles sont encore dans mes souvenirs. Au moment de me lever pour les quitter, je vis, posé sur le meuble de la salle à manger, la photo d’une personne âgée. Oui c’était la grand-mère du mari, oui elle portait toujours, piquée dans ses cheveux, une fleur rouge d’hibiscus.
A ce moment-là, tandis que je contemplais la photo, J’eus l’impression que pendant une toute petite microseconde cette grand-mère disparue me souriait…