Le dernier écrivain
Il m’a donné rendez-vous ce lundi matin à 10h précise. Il est vieux et doit se lever tard !! D’après mon patron, c’est le dernier écrivain au monde et vu son âge, il est urgent de faire un reportage sur lui car il risque de disparaître rapidement… perdre son temps à réfléchir à des histoires et des mots à mettre dedans alors qu’il existe mille et une techniques pour faire la même chose en moins de 30 secondes, il y a vraiment des gens qui ont du temps à perdre… c’est le genre de truc qui me laisse rêveur !
Il habite en campagne dans une petite ville à 20 kilomètres de la capitale régionale… c’est un peu l’exploration ce matin !! heureusement tout a été prévu par ma secrétaire, billet de train depuis Paris, voiture de location… bref, même si se lever tôt est toujours un souci pour moi, me voici devant la maison de mon interlocuteur. Je vérifie le nom… Villeroy c’est bien ça…
Les chiens m’accueillent.
Il me fait signe d’entrer, je pousse le portail et m’avance, il descend les marches pour m’accueillir, effectivement il a du mal à marcher et se tient à la rambarde. Un coup de peinture lui ferait du bien à cette rambarde, comme au reste de la maison d’ailleurs, ça sent la fin de vie et le laisser-aller.
Son sourire est franc et ridé, sa main est ferme et ridée aussi, il me dit soudain
« Merci de votre ponctualité, j’apprécie car c’est passé de mode non ?! »
Je lui souris.
« Plus on vient de loin, plus on est à l’heure c’est bien connu »
Ça le fait rire. Il m’invite à le suivre dans l’escalier.
Le couloir d’entrée est décoré de photos d’enfants, je jette un œil. Les nouveaux nés, puis les ados et enfin les petits enfants, trois posters se suivent résumant une vie… sur le mur de gauche, des photos encadrées de plantes et de paysages, c’est coloré et joyeux, étonnant…
Il me précède dans une salle double et je rentre dans une vraie librairie !!! des livres du sol au plafond, les seuls endroits de libre sont les fenêtres et les 2 portes !!! je reste immobile et parcours du regard les étagères pleines à craquer…
« Vous avez l’air surpris, vous attendiez à quoi en venant me voir ? »
« Franchement à rien de précis !! mais là j’avoue que c’est beaucoup de livres d’un coup !! »
« Et encore, ici il n’y en n’a que contre les murs »
Son rire termine sa phrase tandis que je le regarde d’un œil rond…
« Vous voulez dire qu’il y en d’autres dans la maison !! »
« Bien sûr, je vous ferai visiter tout cela après !! »
Il me désigne une chaise à l’extrémité de la table du salon, je m’installe et ouvre ma tablette…
« Comment voulez-vous procéder » me demande-t-il
« Il y a deux possibilités, j’ai préparé une série de questions on peut les passer en revue ou alors vous me parlez de vous à votre façon, dans les deux cas j’enregistre les échanges, si vous l’acceptez bien sûr »
Il me fait un signe positif,
« OK alors j’enregistre et je fais un bilan écrit et un montage vidéo. Les deux documents seront mis en ligne la semaine prochaine »
« D’accord pour la liste de questions et pour les documents que vous allez préparer, je veux les valider avant la diffusion bien sûr ! »
Je lui laisse croire que je suis d’accord.
Les échanges se passent formidablement bien et j’avoue être sous le charme…lui aussi a l’air d’apprécier les moments que nous vivons ensemble et il me dit soudain
«Vous feriez un bon écrivain ! ».
J’ai besoin de finir un bel article alors je me garde bien de le contrarier.
Le minutage est respecté, la voiture rendue et le train à l’heure. J’arrive chez moi comme prévu en fin de soirée et je confie à mon ordinateur le contenu des échanges de la journée.
Franchement j’ai adoré cette discussion. La passion de cet homme pour les livres est absolument fascinante ! Bien sûr tout cela est un peu désuet mais en période estivale, les clients aiment ces histoires qui sentent bon le terroir, ça sécurise d’enfer !!
Le document écrit est prêt le lendemain matin et le montage absolument parfait.
Je le mets en ligne pour la toute fin de matinée, je prévois de le relancer un peu avant 20 heures, ce sont les deux périodes les plus propices pour nos abonnés.
C’est le lendemain que je reçois à le premier appel à 10 heures tapantes c’est le vieux d’hier… il doit être furieux de voir que je me suis passé de sa relecture, tant pis pour lui !! je laisse sonner, de toute manière c’est trop tard. Vers midi je consulte la messagerie, rien d’enregistré, il a renoncé, tant mieux.
J’oublie tout cette histoire, l’article semble plaire, presque 23 000 vues, des centaines de commentaires, mission accomplie.
Le mardi suivant, un nouvel appel du vieux arrive à 10 heures, je laisse sonner… comme la semaine précédente, aucun message, il finira bien par se fatiguer papy…
Le plus surprenant est que, chaque mardi un coup de fil de mon vieil écrivain arrive, même heure précise, j’ai vérifié !! il est obstiné car cela fait maintenant trois mois que ça dure, s’il croit que je vais craquer, il se trompe !!
Ce matin j’ai un nouveau reportage dans le coin où il habite, je vais m’offrir le plaisir d’aller le voir. Il était sympa même si ses coups de fils hebdomadaires commencent à me lasser un peu.
J’arrive devant la maison. Tiens, elle me semble toute pimpante aujourd’hui, je sonne.
Un gamin se montre, il a une bonne dizaine d’années
« Bonjour, je vais chercher maman ! »
J’attends une minute et une jeune femme apparaît à son tour
« Que voulez Monsieur »
« Bonjour je voulais rencontrer Monsieur Villeroy s’il vous plaît »
« Ah ce sera difficile, il est mort depuis plus de trois mois maintenant ! »
« Comment ça mort ? il m’appelle chaque mardi ! »
« Si vous aimez ce genre de mauvaise plaisanterie c’est votre droit mais moi je déteste ça alors vous dégagez tout de suite où j’appelle les flics ! »
Je lui montre mon téléphone
« Si vous pensez que je vous dis n’importe quoi, tenez regardez !! »
Elle s’approche de moi, méfiante, elle tient un malinois par le collier, il est franchement moins accueillant que les chiens du vieux… elle regarde la liste des appels entrants …
« C’est bizarre, c’est bien son nom mais je vous dis qu’il est mort et enterré ! vous pouvez vérifier il est au columbarium à la sortie du village ! »
Je la regarde les yeux ronds
« Ça doit être un mauvais plaisant, désolé de vous avoir dérangé ! ».
Je file au columbarium et effectivement, je vois son nom et la date de sa mort, c’était le mardi correspondant à ma visite.
Troublé par cette étrange situation, je rentre chez moi dans la soirée sans avoir réalisé le reportage prévu.
J’arrive au bureau, mon patron me tombe dessus et m’incendie. Je lui explique ce qui m’est arrivé. Erreur fatale, il me demande si je le prends VRAIMENT pour un imbécile et il ajoute quelques considérations sur le niveau de mon intelligence et sur le fait que mon ascendance devait être composée de personnes douteuses m’ayant donné quelques erreurs en héritage.
Je réalise alors qu’on est mardi matin
« Attendez, je vous propose de répondre à son appel de mardi qui devrait arriver dans 5 minutes précisément !! ».
Il marmonne quelques mots peu engageants et s’assoit en face moi, sort son téléphone et vérifie ses derniers messages en attendant l’heure fatidique.
L’appel arrive exactement à l’heure habituelle, le nom du vieux s’affiche, je la montre à mon patron, il opine du bonnet
« Alors répondez ! on verra bien qui c’est ! ».
La voix du vieux se fait entendre
« Bonjour, pourquoi n’avez-vous pas décroché la première fois que je vous appelé ? »
« Arrêtez ! je sais que l’écrivain est mort alors qui êtes-vous ? »
« Je suis l’écrivain et je sais que je suis mort, inutile de me le rappeler… »
Je reste sans voix et je jette un œil à mon patron qui secoue la tête et pose son index droit contre sa tempe, il me chuchote
« Cherche à savoir qui est ce dingue, ça fera une belle histoire à raconter ! »
J’acquiesce et reprend la conversation
« Mais qui êtes-vous réellement ? »
« Je vous l’ai dit, je suis désolé que nous n’ayons pas pu discuter avant ma mort, on aurait pu le faire le premier mardi mais vous avez préféré éviter de discuter… je n’ai que quelques secondes pour vous dire que désormais sans écrivain, vous allez vous perdre, vous et vos congénères, les écrivains sont des boussoles et sans boussole on part dans la mauvaise direction ou on tourne en rond… c’est le choix que la multitude a fait. J’aurais pu vous indiquer comment faire pour préparer la suite mais c’est trop tard, désolé… »
La communication s’arrête brutalement sur ces mots, mon patron hurle…
« Mais pourquoi vous l’avez laissé partir comme ça !! ça commençait à devenir intéressant !! »
Je proteste…
« Il a raccroché sans me demander mon avis ! ».
Il se lève et quitte la pièce en maugréant.
Cette histoire peut vous paraître incroyable et pourtant elle est réelle… de manière surprenante, les coups de fil ont cessé mais je reçois chaque mardi à 10 heures précise le même message
« A vous de prendre le relais… »
Alors, j’ai décidé de me mettre à écrire.
Vous êtes en train de lire la première nouvelle qui raconte le début de l’histoire, il y en aura d’autres, je suis désormais le dernier écrivain et j’en suis fier.
Un jour peut-être, quand je serai vieux, un jeune blanc-bec viendra sonner à ma porte, mes chiens vont l’accueillir, je descendrai les escaliers avec difficulté pour lui serrer la main et, qui sait, il sera peut-être sympa et à l’écoute.
Avec un peu de chance, je pourrai attendre le prochain mardi à 10 heures pour l’appeler, ce sera plus facile s’il décroche…